Allez, je vous entends d’ici : « Elle est folle celle-là ? Elle est tombée sur la tête ou quoi ? » Mais non, rassurez-vous, je ne suis pas en train de prôner le retour d’une pédagogie qui a fait long feu. Je désire juste rappeler quelques concepts de base dans le processus d’apprentissage de la lecture, à l’heure ou la combinatoire fait un retour en force.
Tout d’abord, essayons de clarifier les choses : quand vous parlez de lecture globale, on vous répond en général : « C’est du par cœur ». Cette expression est aujourd’hui connotée négativement parce qu’attachée au courant pédagogique idéovisuel, qui rejetait tout apprentissage du code. À tel point qu’on évite aujourd’hui de la mentionner. On préfère parler de lecture par voie directe ou par adressage, c’est-à-dire par reconnaissance immédiate du mot, sans passer par le déchiffrage. Le capital de mots ainsi mémorisés grâce à leur fréquence dans la langue française constitue le lexique orthographique du lecteur.
Ceci étant dit, revenons à la question du départ : peut-on vraiment se passer de la lecture globale (pardon : par voie directe) et en quoi serait-elle néfaste ? Pour tenter d’y répondre, penchons-nous sur :
Les procédures mises en jeu dans l’acte le lire
Vous êtes-vous déjà demandé quels processus se déclenchent quand vous êtes en train de lire ? Vous est-il arrivé d’observer mentalement comment vous lisez ? Essayez, c’est instructif. Vous constaterez que pas une fois vous ne passez par le déchiffrage. En fait, vous activez essentiellement votre mémoire c’est-à-dire que vous reconnaissez les mots de façon globale. Parallèlement, vous faites aussi fonctionner vos connaissances syntaxiques, lesquelles vont vous aider à anticiper un nombre incalculable de mots qu’en fait vous ne lirez pas en entier. Le seul recours au déchiffrage a lieu quand on tombe sur un mot compliqué, très technique comme par exemple Acide désoxyribonucléique. (difficile hein?)
Vous ne voyez pas où je veux en venir ? Alors imaginons qu’ayant subi une lésion cérébrale, vous ayez perdu la mémoire des mots écrits. Que se passerait-il si vous deviez lire ? Vous seriez obligé de tout déchiffrer à nouveau. Votre rapidité de lecture en serait affectée, votre compréhension aussi, et vous perdriez certainement le goût de la lecture. Je vous entends déjà rétorquer pour vous-même : « Oui mais là on parle de lecteurs aguerris, pas d’élèves en apprentissage ». C’est juste. Ces exemples servaient à vous montrer trois choses :
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La lecture globale permet d’augmenter la rapidité de lecture, donc…
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Elle favorise la compréhension parce qu’elle libère le cerveau d’une surcharge de travail.
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La lecture globale est nécessaire, elle fait partie intégrante de l’acte de lire. Alors pourquoi vouloir absolument la mettre au panier ?
Ce qu’en disent les experts
Selon Jocelyne Giasson, l’élève apprend à reconnaître les mots de deux façons :
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Par la mémorisation de la séquence des lettres du mot. C’est ce qui est pratiqué au début des apprentissages (GS et début CP), sans passer par le décodage : les prénoms, les jours de la semaine, puis les mots les plus fréquents. (est, dans, avec…) C’est donc de la lecture par voie directe.
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Par auto-apprentissage. C’est surtout comme ça que l’élève construit son lexique orthographique. Le décodage lors des premières rencontres va laisser une trace dans sa mémoire. Elle permet ensuite une reconnaissance rapide du mot. Mais il y a trois conditions pour que le mot puisse être reconnu instantanément par auto-apprentissage.
– Le mot doit avoir été décodé correctement lors de la première rencontre.
– Il faut trois à huit rencontres pour qu’un mot soit automatisé. Pour les élèves à risque, ce nombre augmente. (Petit commentaire personnel : je ne retrouve pas mes sources mais j’avais lu ailleurs qu’en fait il en fallait beaucoup plus…)
– Le sens du mot doit être connu : on ne mémorise pas les pseudo-mots. Plus un enfant possède un vocabulaire oral étendu, plus il lui sera facile d’automatiser la reconnaissance des mots. (Traduction : on voit ici comme le travail sur le langage et le vocabulaire est HYPER important ! )
Un élève possédera un minimum de 750 mots dans son lexique orthographique à la fin du CE1. En écriture, il s’élargit moins vite qu’en lecture. En moyenne, les élèves sauront écrire au moins 500 mots.
Bon, maintenant vous pouvez vous détendre. Vous voyez bien qu’il n’est pas question d’abandonner le décodage ! Mais attention !
Tout miser sur le déchiffrage serait une grave erreur
Cette fois, c’est mon expérience qui parle !
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Un élève qui reste accroché au déchiffrage perd complètement le réflexe de regarder le mot en entier. Au début de l’année scolaire, je mettais beaucoup les parents en garde à ce sujet. Mais certains ne se sentaient sécurisés qu’en faisant du b-a-ba avec leur enfant. Résultat : ces enfants re-déchiffraient systématiquement des mots connus et reconnus, mille fois rencontrés dans l’année comme petite ou avec (qui du reste est difficile à déchiffrer). Leur lexique orthographique était donc très réduit, leur mémoire de travail surchargée et la fluidité de la lecture s’en ressentait.
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En règle générale, ces élèves démarraient plus vite que les autres, et je comprends qu’un départ rapide puisse rassurer les parents et l’enseignant. Mais c’est là un faux indicateur : ces pauvres élèves se retrouvaient en difficulté à la fin de l’année parce qu’ils n’avaient développé qu’une seule stratégie de lecture. (Voir l’article qui décrit trois dimensions essentielles de la lecture )
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L’encodage était souvent difficile pour eux car ils cherchaient moins à écrire des mots qu’à transcrire des sons. Je sais bien qu’on a beaucoup accusé la lecture par voie directe d’être à l’origine des difficultés orthographiques de toute une génération. C’est pourtant l’inverse que je constatais dans ma classe, et que je constate encore aujourd’hui dans ma fonction de maître E.
La conclusion qui s’impose ici est que tout miser sur une seule stratégie est gravement dommageable pour l’élève qui apprend à lire parce que les procédures mises en jeu dans l’apprentissage sont à la fois complexes et multiples. En passer une sous la trappe serait comme enlever une roue du véhicule dans lequel on placerait un apprenti conducteur. Il ne faudrait pas s’étonner ensuite qu’il déclenche un accident.
Vous ai-je convaincu(e) ? Dans le cas contraire qu’est-ce qui vous rebute tant dans l’idée de lecture globale ?
Merci pour ces passionnants partages et échanges . Je tenais à dire qu’il ne faut pas publier que pour arriver à cette voie dite globale, il y a eu un long processus par voie directe avant ce passage par voie indirecte. De plus, vous oubliez de parler de subvocalisation dont on n’a plus conscience puisque nous l’avons intégré machinalement. Faites un essai, lisez toute phrase ou texte difficile sans vocaliser intérieurement seulement avec les yeux.
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