Quand un élève ne parvient pas à « jongler » avec les dizaines, c’est à s’arracher les cheveux et malheureusement, ils sont nombreux dans ce cas. Essayons de comprendre pourquoi ça bloque afin d’anticiper les difficultés.
Devant la récurrence des demandes d’aide concernant la numération (« Il n’a pas compris les dizaines »), une réflexion sur le sujet s’impose, avant de proposer des astuces préventives.
Qu’est-ce que l’élève ne comprend pas dans la notion de dizaine ?
Et si on essayait de se mettre à sa place : pourquoi lui demande-t-on de faire des paquets de 10 alors qu’avec la comptine numérique, il est capable de dénombrer une grande collection ? Et puis pourquoi des paquets de 10 ? Pourquoi pas des groupements par 6 ou 8 ? Se poser ces questions permet déjà de saisir une grande partie du problème. En effet :
- Faire des groupements ne se justifie que si la quantité à dénombrer dépasse les compétences de l’élève dans la comptine numérique. Sinon il n’en voit pas l’intérêt, même si on lui répète que ça réduit les risques d’erreurs ou que ça ira plus vite (d’ailleurs dans ce cas, il recommence en se dépêchant!).
- Mais au fait, il a raison cet élève ! Pourquoi fait-on des groupements par 10 ? C’est une convention, d’accord, mais basée sur quoi ? Vous êtes-vous déjà posé la question ?
Histoire des groupements par 10
On peut supposer que les groupements par 10 ont été instaurés par nos ancêtres préhistoriques, en référence au nombre de leurs doigts. Ils auraient effectué sans le savoir les premières correspondances terme à terme : un objet pour un doigt. Comment faisaient-ils alors pour des quantités supérieures à 10 ? Imaginons qu’un berger Cro-Magnon ait dû compter ses moutons. Dès qu’il arrivait à 10, il posait un caillou devant lui et continuait son dénombrement en recommençant à partir de 1. Peut-être, s’il devait emporter ses cailloux pour rendre compte à ses congénères de la taille du troupeau, a-t-il eu l’idée de remplacer 10 cailloux par une petite pierre. Imaginons encore qu’après l’avènement de l’écriture, nos ancêtres aient trouvé plus pratique de représenter les quantités par des signes, plutôt que par des objets encombrants. De combien de signes ont-ils eu besoin ? Pas plus de 10, qui sont nos 10 chiffres actuels.
Ce n’est bien sûr qu’une histoire imaginaire digne d’un film d’Yves Coppens, destinée à mettre ceci en évidence : c’est parce que notre numération est décimale que nous ne disposons pas d’autres signes. Si elle était duodécimale (base douze), nous aurions 2 chiffres supplémentaires. Mais on peut présenter la chose à l’inverse aux élèves : c’est parce qu’on n’a que 10 chiffres à notre disposition ( le 0 inclus) qu’on fait des paquets de 10, pour pouvoir écrire les nombres. On peut le montrer très tôt, dès la rentrée et de telle manière que le groupement par 10 s’imposera de lui-même. (Ah, enfin du concret !)
Comment rendre nécessaires les groupements par 10
Pour ça, on va utiliser le rituel du cumul des jours de classe, associé au tableau des nombres élaboré par Michelle BACQUET et Bernadette GUERITTE-HESS (« Le nombre et la numération »).
Un tableau à 3 colonnes et deux lignes est affiché au mur avec en dessous, les 10 chiffres alignés, visibles pour les élèves. Comme ceci.
Un jeton est posé dans la colonne de droite chaque matin. Le nombre de jours de classe effectués est indiqué dans la ligne du bas au moyen d’une étiquette chiffre. Il est important qu’on ne puisse placer qu’un chiffre par colonne. C’est d’ailleurs la règle qu’il faudra indiquer tout de suite aux élèves.
Nous voici donc arrivés au dixième jour de classe, avec un problème à régler : d’abord, on n’a pas de chiffre pour transcrire cette quantité. Évidemment, la majorité des élèves sait que dix s’écrit 10. Le problème est qu’on n’a droit qu’à un chiffre par colonne. Alors comment fait-on ? En règle générale, les élèves suggèrent de placer le 1 du 10 dans la colonne qui précède.
« Oui mais attention, chaque chiffre doit correspondre à la même quantité dans la colonne du haut. Alors que représenterait le 1 ? Pour le moment il n’y a rien dans cette colonne. »
Selon le profil de la classe, soit on aboutit à la bonne réponse après une phase de recherche et de réflexion, soit c’est l’enseignant qui suggère de faire un paquet avec les dix jetons, qu’on placera dans la colonne du milieu (pour ça, les petits sachets de dragées utilisés pour les mariages ou les baptêmes sont très pratiques) . Le 1 représente alors un paquet et on met 0 dans la colonne de droite puisqu’elle est vide.
NB : le tableau devra être plus haut si on veut pouvoir épingler 9 sachets. Sur la photo, il s’agit de celui que j’utilise en groupes de remédiation, qui n’a pas besoin d’être plus grand. Pour la centaine, on mettra les 10 sachets dans un sac de congélation.
Parallèlement à cette activité, il est important d’habituer les élèves à effectuer des groupements, bien avant d’aborder les dizaines en mathématiques. On peut leur proposer des activités ludiques pendant lesquelles l’apprentissage restera informel dans un premier temps.
Quelles activités pour habituer les élèves aux groupements ?
Voici un petit jeu aux règles simples, qui demande peu de matériel et plaît beaucoup aux élèves. Il suffit d’avoir un dé, des billes chinoises (les élèves adorent les manipuler) et des contenants : gobelets en plastiques type verrines ou sachets à dragées.
Au pays des quatre
Préalable : « Vous arrivez dans un nouveau pays et vous allez au casino pour gagner des billes qui vous serviront de monnaie. Mais c’est un pays un peu bizarre : les habitants ne connaissent les nombres que jusqu’à 4. »
Règle du jeu : Les élèves jouent à tour de rôle. Le premier lance le dé et annonce le nombre. S’il fait 5 ou 6, il ne peut nommer ce nombre, qui n’existe pas dans le pays. Les élèves comprennent vite qu’il faut dire 4 et 1, ou 4 et 2. Chaque joueur reçoit le nombre de billes indiqué par le dé. Au bout de quelques tours (5 ou 6), on demande à chacun de compter ses billes. Ah mais on ne sait pas dire plus que 4, comment va-t-on faire ? Les élèves ne tardent pas à grouper leurs billes par 4. C’est seulement à ce moment-là qu’on peut leur proposer de mettre leurs paquets de 4 dans de petits gobelets, car il est important que l’idée des groupements par 4 vienne d’eux. Quand les transvasements sont terminés, on se retrouve avec le même problème. Certains vont avoir plus de 4 gobelets devant eux. Comment faire ? On va vider 4 petits gobelets dans un gobelet moyen. Et dès qu’on aura 4 gobelets moyens, on en versera le contenu dans un grand gobelet.
Il faut ensuite faire verbaliser à chacun ce qu’il obtient. Par exemple 1 grand gobelet, 2 moyens, 3 petits et 2 billes. Enfin dernière phase : qui a le plus de billes et comment le sait-on ? (Par exemple, il y a plus de billes dans 1 gobelet moyen que dans 3 petits gobelets.)
Pourquoi faire des groupements par 4 ?
Pour deux raisons :
- D’abord, ça permet d’arriver vite à des groupements de deuxième et troisième ordre, avec de petites quantités de billes. Or, pour habituer les élèves au système des groupements, on ne peut se contenter de ceux du premier ordre, surtout si on veut aborder l’écriture positionnelle des nombres ( Voir cet article ici ).
- Ensuite, on s’affranchit ainsi de la dénomination des nombres. En effet, la numération orale ne concorde pas toujours avec l’écriture positionnelle et c’est en grande partie ce qui brouille l’esprit de nombreux élèves.
Vérifier que le processus est vraiment compris
Pour ça, rien de mieux que de proposer l’activité inverse. Chaque élève se voit remettre une fiche représentant des gobelets vides. Il doit constituer la collection de billes correspondante. Cette phase est souvent démoralisante car il n’est pas rare que les élèves mettent 4 billes dans chaque gobelet, quelle que soit sa taille. Pour démontrer l’erreur, on vide les gobelets sur la table et on demande à l’élève de compter les billes devant lui (c’est-à-dire de les grouper) selon la règle initiale. Une fois fait, on compare le résultat avec ce que demandait la fiche. On fait alors ré-expliquer à l’élève ce qui doit se trouver dans un petit gobelet, un moyen et un grand.
NB : Je ne propose pas ces fiches en téléchargement car je n’en ai élaboré que deux pour cet article. Mais si l’option vous intéresse, il suffit de demander. Je vous les concocterai avec plaisir.
Prolongements
Quand les élèves ont bien assimilé les règles, ils peuvent jouer seuls si par exemple vous mettez en place des ateliers jeux. Ils ne s’en lassent pas.
Par la suite, on change de pays, sans forcément aller dans l’ordre croissant. Un jour on sera au pays des six, une autre fois au pays des cinq etc. On peut aussi faire varier les objets et/ou les contenants : des boutons, des trombones qu’on se contentera d’accrocher par 4, (pratique car pas besoin de contenant), les vieilles images-récompenses qui traînent au fond de votre placard, tout ce que vous pouvez trouver en grande quantité et qui n’est pas trop volumineux. Il m’est parfois arrivé de faire jouer les élèves avec des bonbons type Kréma, avant la distribution générale.
Pourquoi changer de pays (= de base) ?
Pour ne pas que les élèves s’enferment dans une routine vide de sens. Changer de pays les oblige à réfléchir à leurs groupements. En général, ils se trompent au début pour les groupements de deuxième ordre : ils vident 4 petits gobelets dans un moyen, même si on est au pays des six. Donc varier les bases facilite la conscientisation du concept et ouvre les élèves à une adaptabilité plus grande. Ces jeux amènent l’enfant à pratiquer les groupements de façon quasi-automatique, et le préparent en douceur au futur travail sur les dizaines.
Mais il y a un aspect important à ne pas oublier : notre numération est positionnelle. Il faut donc parallèlement amener l’élève à comprendre la différence entre quantité et valeur : 123 est plus grand que 99, même si dans 99 il n’y a que des 9. Et dans 41, le 4 n’a pas la même valeur que dans 24. Pour ça, toutes les activités d’échanges sont primordiales.
Quelles activités pour faire pratiquer les échanges ?
Le jeu du banquier
Repartons au pays des quatre et reprenons le jeu expliqué plus haut. Mais cette fois, on gagne un billet jaune par point du dé. Comme on ne sait toujours pas nommer les quantités plus loin que 4, on va échanger 4 billets jaunes contre un rouge, et 4 rouges contre 1 bleu. Les échanges se feront au cours du jeu car on peut instaurer la règle qu’il est interdit d’avoir plus de 4 billets de même couleur devant soi.
La question finale va tout de suite vous montrer les fragilités de certains : « Qui a gagné et comment le sais-tu ? » Car bien sûr, il faut comprendre que ce n’est pas le nombre de billets qui compte mais leur valeur. Il sera parfois nécessaire de le démontrer en faisant marche arrière c’est-à-dire en faisant les échanges inverses. Un rouge ne vaut que 4 jaunes tandis qu’un bleu en vaut beaucoup plus.
Comment fabriquer ses billets ?
C’est facile et peu onéreux : des feuilles A4 de couleur, une grille modèle et un massicot. Pensez à fabriquer beaucoup plus de billets jaunes que de rouges et plus de rouges que de bleus. Ensuite, il n’y a plus qu’à trouver une jolie boîte qui servira de caisse pour le banquier.
Maintenant que je me déplace d’école en école, j’utilise plutôt des jetons en plastique parce que c’est plus pratique à emporter. L’un ou l’autre c’est la même chose, à ceci près que les élèves préfèrent les billets.
Prolongements
- On suivra la même progression que pour le jeu des billes japonaises. Les activités de groupements ne sont pas forcément préalables aux jeux d’échanges, les deux peuvent être pratiqués en même temps, c’est même mieux puisqu’ils se complètent.
- Vous trouverez ci-dessous un jeu de cartes issu du pays des quatre, pour jouer à la bataille. Sur ces cartes figurent des jetons reprenant le même code couleur.

Aborder l’écriture des nombres avec les activités de groupements et d’échanges
Pour rendre l’apprentissage formel, chercher à représenter les quantités gagnées au moyen de nombres serait idéal. Peu importe qu’on ne soit pas en base décimale ou qu’on ne sache pas lire les nombres. 323 au pays des quatre se lit simplement trois deux trois. Malheureusement on court toujours après le temps et souvent, ce travail en demande « un peu ». L’essentiel est que les élèves jonglent avec les groupements et les échanges (autrement qu’avec les sempiternels cubes à emboîter), et que l’activité leur soit devenue naturelle quand ils aborderont les dizaines.
Si toutefois le chapitre sur l’écriture des nombres vous intéresse, je vous donne RV ici .